Point de vue : Regards croisés sur La Cimade22 décembre 2016 | Jean-Pierre Cavalié et Caroline Bollati sont deux équipiers salariés de longue date. En ce mois de décembre 2016, ils quittent tous les deux leur poste, l’un pour une pré-retraite, l’autre pour rejoindre de nouvelles aventures professionnelles. Ils nous livrent leur regard croisé sur cette Cimade qui depuis tant d’années les a accueillis, passionnés, motivés, agacés, nourris… et vice-versa ! ![]() ![]()
Jean-Pierre :
Je suis arrivé à La Cimade il y a 24 ans, en 1992, en tant que « délégué
régional sud-est » comme on disait à l’époque. J’ai fait l’essentiel de
mon parcours à temps partiel, en complément de Françoise, ma compagne, avec qui
j’ai « partagé » le poste. C’est une bizarrerie au sein de La Cimade,
nous étions les seuls dans ce cas et ça n’a pas toujours facilité nos relations
avec l’institutionnel ! … Caroline :
Moi je suis arrivée 10 ans plus tard, en 2002. Au départ j’étais bénévole à
l’asile, ayant une activité de prof d’allemand par ailleurs. En 2004, j’ai été
recrutée en tant que salariée au CRA (Centre de rétention administrative) de
Rouen, qui accueillait des familles. Ensuite je suis venue à Paris et j’ai
travaillé au CRA de Vincennes et au CRA pour femmes du Palais de justice. En
2009, je suis devenue responsable de la commission prison qui s’est créée à ce
moment-là. Je n’étais pas formée pour occuper ces postes, mais j’ai été la
seule à postuler en interne… j’ai été prise et je me suis formée « sur le
tas » ! La Cimade, c’est quoi
pour vous ? Caroline :
En premier lieu, c’est l’engagement inconditionnel des équipes, notamment des
bénévoles. Ensuite, c’est une grosse machine, qui a souvent du mal à s’adapter
dans la temporalité de notre monde actuel, où tout va tellement vite. Et malgré
tout, elle a un dynamisme qui fait qu’elle est pérenne tout en ayant pris plein
d’orientations différentes, et mené plein d’actions différentes, depuis sa
création. Jean-Pierre :
Pour moi, c’est une association de résistance. C’est l’article 1 de ses
statuts, cette notion de résistance par rapport à toute forme de souffrance, d’oppression
ou de domination. Il se trouve que l’accent est mis sur les personnes qui
viennent d’ailleurs, mais ce n’est pas exclusif. Je ne mets pas la défense
juridique en exergue, parce que c’est en partie un piège à mes yeux. Défendre
les droits des personnes ne peut se limiter à leur expliquer des lois, surtout
lorsqu’elles n’appliquent pas les droits fondamentaux. Nous nous définissons comme une association de
défense de ces droits, c’est pourquoi la désobéissance civile est pour nous un
positionnement incontournable. A vos yeux, comment La Cimade a-t-elle
évolué ? Jean-Pierre :
Je vois deux mouvements contradictoires. D’un côté, il y a cette démarche de résistance qui perdure et
caractérise vraiment notre association. On voit tellement de gens autour de
nous qui s’indiffèrent, ou bien dépriment et finissent par baisser les bras.
Nous, on n’en est pas arrivés là, c’est très significatif de l’esprit Cimade. Et d’un autre côté, je trouve que petit à petit elle est
devenue trop pyramidale, trop centralisée, comme si elle reproduisait malgré
elle la société dans laquelle nous vivons. Le souci de la gestion financière
est devenu prédominant – évidemment c’est important, mais nous finissons par
réfléchir dans le prisme de l’idéologie libérale. Si La Cimade pense qu’il faut
changer la société, elle devrait avoir plus d’audace pour expérimenter en
interne les changements que nous souhaitons pour notre société ; elle
devrait être un lieu d’expérimentation sociétale. Caroline :
Je pense que nous avons intériorisé la violence institutionnelle que nous
vivons, ou que vivent les personnes étrangères quand elles vont à la préfecture
par exemple. Du coup, ça ressort sous forme de violence entre nous. La
bienveillance que nous avons pour les personnes en externe, nous l’avons un peu
perdue en interne. Je pense que les cimadiens devraient réapprendre à
travailler ensemble de façon bienveillante, et que ça favoriserait
naturellement la prise de décisions plus collectives, plus partagées. Par ailleurs j’ai constaté récemment une évolution très
positive de La Cimade, c’est que nous remettons les personnes étrangères au
cœur de la population, plutôt que de les traiter comme un groupe à part. On
parle de plus en plus de personnes pauvres, exclues. Globalement, on réfléchit
de plus en plus sur la place des personnes : la façon dont on parle
d’elles (dire « des personnes » et non pas « des
migrants », penser à féminiser…), le fait de leur donner la parole à elles
plutôt qu’aux bénévoles qui les accompagnent… On avance dans le bon sens, même
s’il reste beaucoup à faire. Jean-Pierre :
Je suis tout à fait d’accord. C’est un travail qui prend du temps, mais qui est
essentiel. Travailler avec les personnes concernées, ça change tout, ce n’est
que comme ça que l’on parviendra à une vraie conscientisation et que l’on fera
changer les choses. La « conscientisation » conceptualisée par Paolo Freire,
désigne le fait que toutes les parties en présence s’écoutent et changent de
conscience du monde en le transformant ensemble. A Marseille, on a été parmi
les premiers à travailler dans le sens du « faire avec », et pendant
longtemps on s’est sentis un peu seuls au sein de La Cimade, mais lors des
dernières sessions nationales ce sujet a été travaillé, c’est très positif. Il
faut réussir à prendre ce travail en charge et à le piloter, c’est une petite
révolution, mais on a tout à y gagner. Quels sont les
combats qui vous ont le plus marqués ? Jean-Pierre :
Le combat, en 1994-1995, autour des parents d’enfants français qui n’étaient ni
régularisables ni expulsables. C’est là que j’ai commencé à prendre conscience des
limites de la démarche simplement juridique et de l’enjeu de « faire
avec ». On n’avait pas de réponse juridique, alors on a réfléchi avec les
personnes concernées : qu’est-ce qu’on fait quand la loi n’a plus rien à
dire ? Les personnes migrantes et réfugiées sont devenues actrices et non
plus seulement « quémandeuses de droits », ça a changé beaucoup de
choses. Je retiens aussi la création des Amoureux au Ban Public qui
ont été dans la même démarche, autour de la situation des couples mixtes.
J’aurai pu également mentionner le combat contre la double peine. Caroline :
La double peine, c’était mes tout débuts à La Cimade. Ça a commencé avec une
grève de la faim faite par d’anciens taulards sur la région de Lyon, menacés
d’expulsion alors qu’ils étaient en France depuis des années, que leur famille
et toute leur vie étaient ici. Les Cimadiens les ont rejoints dans ce combat,
et puis Bertrand Tavernier en a fait un film… On a obtenu la loi Sarkozy qui
soit disant « abrogeait la double peine » - ce n’est que plus tard
qu’on a réalisé qu’en fait, la double peine existait toujours… Mais ça reste
une mobilisation très marquante, différente, et qui a abouti à un vrai
résultat. Je garde aussi un souvenir très fort de la création de RESF
(Réseau éducation sans frontières). Ce mouvement citoyen autour des enfants
scolarisés m’a beaucoup impressionnée. Jean-Pierre :
Moi aussi ! Ce sont des gens qui nous ont secoués à une époque où, d’une
certaine façon, on commençait à s’habituer aux reconduites à la frontière. Une ou des rencontres
qui vous ont marqués ? Caroline :
Ma toute première rencontre à La Cimade, c’est Martine Bertin (aujourd’hui
adjointe du pôle vie associative). Je cherchais une association dans le 20ème
où donner des cours de français, et j’ai trouvé deux annonces : le Secours
Catholique, et La Cimade. Quand j’ai appelé les premiers, on a commencé par me
demander si j’étais catholique… je n’ai pas insisté !! Ensuite j’ai appelé
La Cimade et je suis tombée sur Martine, qui m’a donné rendez-vous le
lendemain, et ne m’a jamais posé cette question ! C’était le début d’une
aventure de 14 ans… Une autre rencontre marquante c’est Monsieur Dagraca, un
ancien détenu, qui est sorti de prison en 2007 et qui est devenu un proche. Il
a rencontré sa femme en taule, aujourd’hui ils vivent ensemble et ont une
petite fille… Il n’a jamais replongé. Je milite pour que les équipiers qui
occupent des « fonctions supports » soient aussi sur le terrain : des
rencontres comme celle-là, ça nourrit et ça booste ! Et puis il y a aussi Gilbert Gailliègue, bénévole à Aix en
Provence, qui s’est battu pour que la commission prison existe. C’est lui qui
m’a appris à résister contre l’institution prison en son sein mais aussi à l'extérieur, tout en me permettant
en y intervenant, d'être droite dans mes bottes ! Jean-Pierre :
Pour moi c’est un maillage de 3 rencontres. Je suis arrivé à La Cimade parce
que j’ai rencontré Françoise (Rocheteau, ma compagne). Et on a connu Maurice
Barthe qui a travaillé longtemps à La Cimade et qui était un pilier de
l’engagement en Amérique Latine. Et puis il y a Dorothée et Georges Casalis, engagés
dans La Cimade dès l’origine. Ce sont pour moi des personnages qui incarnent la
résistance. C’est grâce à eux que je suis venu à La Cimade, et je garde en moi
ces racines-là. Qu’est-ce que vous
aimeriez pour La Cimade à l’avenir ? Jean-Pierre :
Qu’elle soit un lieu d’innovation sociétale. Qu’on ait le courage de se lancer
dans l’invention et l’expérimentation de formes nouvelles de société, et au
lieu de seulement essayer de gérer le plus grave. C’est pour moi le double
versant de la résistance : il ne faut pas seulement lutter contre, mais
aussi se battre pour. Cette autre société, si on la traduisait en interne,
qu’est-ce que ça pourrait donner ? J’aimerais que La Cimade ose des formes
plus participatives, ose remettre le souci de la finance à sa place, ose
essayer d’autres modèles. Caroline :
Ce que je souhaite à La Cimade, c’est qu’elle disparaisse ! Ça voudrait
dire que l’Etat a enfin pris pleinement son rôle, et ce serait la plus belle chose
qui puisse nous arriver. En attendant, je lui souhaite de continuer d’évoluer, mais
peut-être plus rapidement ! … Et de laisser sa place à la créativité et
l’innovation. Qu’auriez-vous à dire
aux équipiers qui restent ? Jean-Pierre :
Bon courage !! Caroline :
On vous kiffe, bisous ! (rires) Jean-Pierre :
Plus sérieusement, je leur dirais d’essayer de trouver l’équilibre. L’équilibre
entre résister contre et résister pour ; l’équilibre entre l’engagement où
l’on ne compte pas ses heures et le fait d’exister en dehors de La Cimade ;
l’équilibre entre la finance et l’audace ; l’équilibre entre le souci et
la joie. La question de l’équilibre personnel est un peu tabou à La Cimade, et
pourtant il faut oser l’aborder. Caroline :
Je pense qu’il faut apprendre ou réapprendre à dire quand ça ne va pas. Même si
ma situation est moins pire que celle des personnes que j’accompagne, j’ai le
droit ! Le droit de prendre du recul, le droit de dire que je n’en peux
plus, le droit de faire un pas de côté. Et de là découlera aussi la
bienveillance entre nous tous, et le réflexe de prendre plus soin les uns des
autres ! |