Dans nos régions - Situation sous tension à Mayotte29 novembre 2018 | Entre blocages de l’administration et débordements xénophobes de la population, Mayotte est un territoire français particulièrement difficile pour les personnes étrangères. Anil Abdoulkarim, membre du groupe local, et Christophe Deltombe, en visite sur place le mois dernier, nous livrent leur regard croisé sur l’évolution de la situation. Depuis des années déjà, La Cimade n’a de cesse de dénoncer
la situation des personnes étrangères à Mayotte. Alors que 40% de la population
sur l’île est étrangère, dont la moitié en situation irrégulière, le régime d’exception réservé à ce
département d’outre-mer français revêt de multiples facettes : juridique,
sociale, administrative. Les personnes en situation irrégulière, dont la
procédure de régularisation peut prendre des années, vivent dans un climat
d’insécurité perpétuel, dans la crainte de l’expulsion. Le très fort taux de
pauvreté et le manque criant d’investissements publics génère une situation de tension sociale explosive dont l’ensemble des personnes
étrangères font les frais, devenant les boucs émissaires d’une population
exsangue. Après deux années de violences marquées par les
« décasages » (opérations menées par des Mahoraises et des Mahorais consistant
à expulser les personnes d'origine comorienne de leur logement), 2018 a marqué un nouveau pallier dans
l’expression du rejet des personnes étrangères par les Mahorais. « En
février-mars, il y a eu un gros mouvement
de grève, qui au départ dénonçait
l’insécurité sur l’île, et qui
très vite a
basculé vers des propos et des actes violents envers les
personnes étrangères »,
explique Anil Abdoulkarim, membre du groupe local et présent à Mayotte depuis 3
ans. C’est suite à cette crise que le CODIM, « Comité de défense des
intérêts de Mayotte » hostile aux personnes étrangères, a commencé à
occuper quotidiennement l’accès à la préfecture de Mayotte sous le regard
passif des forces de l’ordre, amenant à la fermeture du service d’accueil des
étrangers. Pendant plusieurs mois, les demandes de titre de séjour sur l’île
(premières demandes ou renouvellement) ont donc été complètement bloquées,
provoquant des interruptions de l’accès aux droits aux conséquences
catastrophiques pour les personnes concernées : études interrompues,
ruptures de contrats de travail, non prise en charge des soins par la sécurité
sociale… Le tout dans l’illégalité la plus totale, et dans l’indifférence
générale. « Les pouvoirs
publics ont laissé faire, soi-disant pour ne pas risquer de troubler l’ordre
public – celui-là même qu’ils sont supposés faire respecter… »,
souligne Anil Abdoulkarim « Il y a
un fort sentiment d’impunité qui entoure les actions du CODIM. Par exemple, au
niveau de La Cimade nous recevons des menaces très violentes par téléphone ou
par mail, sans que les personnes ne se donnent la peine d’anonymiser quoi que
ce soit. Et pourtant, quand nous voulons porter plainte la police refuse de
prendre la plainte. La façon dont la loi ici peut être transgressée
quotidiennement sans que personne ne réagisse est assez surréaliste. » ![]()
Le discours xénophobe
très violent à Mayotte est abondamment relayé dans les médias locaux,
notamment via la chaîne de TV Mayotte
première. On peut prendre conscience de l’ampleur des tensions en regardant
ce débat lors duquel Solène Dia, salariée du groupe local Cimade, accompagnée de Marjane
Gahem, avocate et membre du GISTI, faisaient face à deux membres du « collectif
citoyen de Mayotte », très ouvertement anti-immigration. « Ce rejet
xénophobe est d’autant plus frappant que 80% des personnes étrangères de
Mayotte sont comoriennes, c’est-à-dire des voisins, qui partagent la même
culture, quasiment la même langue… », relève Christophe Deltombe,
président de La Cimade, en visite à Mayotte le mois dernier. Anil Abdoulkarim
renchérit : « Beaucoup de
personnes ici se posent en garantes d’une identité mahoraise authentique, alors
que leurs grands-parents, ou même leurs parents viennent d’une autre île. Elles
s’approprient le discours xénophobe comme une façon de ne pas être elles-mêmes
marginalisées ou stigmatisées. » Depuis début novembre, la situation de blocage à la préfecture semble peu à peu se
dénouer : quelques 150 à 200 rendez-vous par jour seraient actuellement
délivrés, avec une priorité donnée aux parents d’enfants malades et aux
personnes faisant une demande de renouvellement de titre de séjour. Revers de
la médaille de cette légère amélioration, les Comores, qui depuis plusieurs mois
refusaient de réadmettre sur leur territoire les personnes expulsées de
Mayotte, acceptent de nouveau les reconduites, ce qui laisse craindre une
augmentation des expulsions. « Le préfet de
Mayotte, rencontré lors de ma visite sur place, ne semble pas de mauvaise
volonté sur la question des régularisations, mais a une obsession : la
solution passe par l’expulsion »,
explique Christophe Deltombe. « Comme
le reste des habitants de Mayotte, il est vulnérable au climat xénophobe et influencé
par les nombreuses informations, souvent fausses, qui circulent sur l’île
concernant l’immigration, et concernant La Cimade… si bien qu’il finit par en
intégrer certaines. Pour l’anecdote, lors de notre rendez-vous, il nous a dit
qu’on lui demandait de toute part de couper les subventions de la préfecture à
La Cimade… alors que nous ne touchons aucune subvention ! Il a alors
réalisé que lui-même n’était pas à l’abri des "intox". » De fait, La Cimade
est particulièrement exposée aux attaques, car en première ligne de la
défense du droit des personnes étrangères sur l’île. « Il y a d’autres associations qui agissent,
mais politiquement et médiatiquement elles n’osent pas trop se mouiller »,
explique Anil Abdelkarim. « Personne
ne veut froisser les Mahorais, quand on essaie de faire des prises de paroles
inter associatives le résultat final est souvent très édulcoré. Du coup, La
Cimade va souvent seule au front et c’est sur elle que tombe toute la violence
des opposants à l’immigration. » Le CODIM s’était ainsi introduit dans
les locaux de La Cimade, au mois de juillet, menaçant les personnes présentes.
Si depuis, aucune autre intrusion n’a été à déplorer, les menaces verbales sont
fréquentes et très violentes. « Par
exemple l’autre jour, alors que nous intervenions dans une librairie, quelqu’un
m’a dit : "Quand je t’égorgerai, tu verras si l’humanité passe
par l’autre" » témoigne Anil Abdoulkarim. « On en est à ce niveau-là. » Dans ce contexte, le groupe
local de La Cimade continue néanmoins à se démener pour tenter de faire
respecter les droits des personnes étrangères. Les permanences tenues au local
deux fois par semaine sont complétées par quelques actions itinérantes,
permettant de toucher des personnes dans des coins reculés de l’île. Certains
établissements scolaires ou enseignant·e·s font appel à La Cimade quand leurs
élèves ont des difficultés administratives, ce qui donne l’occasion au groupe
local de recevoir un peu de soutien. Malgré les tensions, le groupe tente également de faire de
la sensibilisation. « On fait par
exemple des petits débats au local, pour former les bénévoles et qu’ils ou
elles soient ainsi en mesure de porter les positions de La Cimade à
l’extérieur, de faire face aux fausses informations qui circulent »
explique Anil Abdoulkarim. « N’importe
quel espace ici est susceptible de devenir un espace de débat, donc c’est
important de l’occuper le plus possible. » Christophe Deltombe a quant à lui profité de sa visite pour rencontrer plusieurs interlocuteurs
institutionnels, accompagné d’un ou plusieurs membres du groupe
local : le préfet, mais aussi le vice-recteur, ou encore une délégation de
députés LREM présents sur place pour réfléchir à la question des mineurs en
centre de rétention. L’occasion de porter les réflexions de La Cimade auprès
des pouvoirs publics. « Pour moi, il y
a trois leviers indispensables pour sortir de cette situation à Mayotte »,
expose Christophe Deltombe. « D’une
part, ouvrir la circulation des personnes à l’ensemble du territoire
français : aujourd’hui, un titre de séjour obtenu à Mayotte n’est valable
qu’à Mayotte, ce qui bloque les personnes sur le territoire et rigidifie les
choses. D’autre part, que la France respecte ses engagements sur les
investissements à faire sur l’île, pour sortir de la crise économique et
sociale qui touche l’ensemble de la population. Enfin, rétablir la
communication avec les Comores et permettre que la circulation se fasse
librement dans les deux sens. » Des positions qu’il continuera à
porter dans ses démarches de plaidoyer au niveau national, comme ce fut le cas
récemment lors d’un rendez-vous au ministère des Outre-mer. |