- Portrait réalisé par Marion Rouillard
Comment
je suis arrivée à la Cimade ?
"De 1983 à 2000, j'étais éducatrice spécialisée dans un
foyer d'accueil. Nous recevions beaucoup de jeunes venus de
République démocratique du Congo, avec des situations
familiales très compliquées : arrivés en avion, venus
rejoindre un père virtuel… et donc "mineurs isolés" à leur
arrivée.
Sensible à leur histoire, je prenais ponctuellement contact
avec des associations, dont La Cimade, pour avoir des
explications. Cette impasse dans laquelle se retrouvaient
ces jeunes de moins de 18 ans, ça me rendait enragée !
En 2000 j'ai commencé le travail de rue à Montreuil, 2e
ville malienne au monde après Bamako.
Le travail de rue, en "Prévention Spécialisée", vise à
repérer des mineurs qui décrochent de l'école ou qui
apparaissent « paumés ». L'idée, c’est de créer une relation
de confiance pour les aider ensuite à trouver une place dans
leur famille, à l'école, etc. Ces jeunes sont généralement
de nationalité française ou de familles avec un titre de
séjour, habitant les cités… Il nous fallait bien 6 mois pour
qu'on arrête de nous assimiler à des flics en civil…
La dernière année avant la retraite (2010-11), je me suis
inscrite à une formation au Gisti. Ca m'intéressait, comme
La Cimade que je suis allée voir : Clémence Richard m'a
enrôlée, dès le jeudi suivant, au pôle "Éloignement" de La
Cimade régionale !
Tous les jeudis après-midi, notre équipe reçoit, sur
rendez-vous (par téléphone depuis un an !), des gens qui
sont sous le coup d'une mesure d'éloignement. J'ai dû faire
des formations pour moi, puis je suis à mon tour devenue
formatrice sur l'éloignement pour les nouveaux bénévoles
d'Île-de-France."
Ce que je constate, aujourd'hui, mars 2021 ?
Tout va de plus en plus mal. On constate évidemment
l'aggravation des mesures préfectorales : je vois, pour les
gens que j'accompagne, un nombre croissant de refus de
titres de séjour accompagnés d'OQTF (ordre de quitter le
territoire français) sur des critères de plus en plus de
mauvaise foi. La préfecture met presque tout en doute : par
exemple, si une femme étrangère demande une régularisation
comme maman d'un enfant français, la préfecture va toujours
soupçonner que le père français aura fait une reconnaissance
abusive de l'enfant, juste pour permettre la régularisation
de la mère.
Ce n'est pas nouveau, cette tendance au soupçon
généralisé…
Non, j'avais déjà remarqué ça avant, mais je pense que ça
s'est beaucoup amplifié.
Dans notre équipe francilienne spécialisée "Eloignement", de
plus en plus de cas nous font nous arracher les cheveux :
même des titres de séjour qui devraient vraiment être de
plein droit sont rejetés par les préfectures avec des
arguments complètement fallacieux. Les préfectures refusent
de façon arbitraire de retenir certains éléments (les
preuves que l'enfant va régulièrement à l'école, que c'est
bien le père qui l'accompagne,…) prétextent le manque de
preuves de présence en France alors qu'on les a bien
données. Les 6 préfectures d'île-de-France font pareil !
Nous travaillons avec des avocats pour les recours contre
les refus de titres de séjour et les OQTF.
Il y a aussi les demandeurs d'asile déboutés. Nous les
aidons à faire un recours contre l'OQTF qui est prononcé
avec le refus de l'asile, d'autant que, parfois, en écoutant
certains aspects de leur vie, on s'aperçoit que les
Tribunaux Administratifs pourraient annuler l'OQTF - par
exemple parce qu'ils doivent recevoir des soins urgents, ou
bien pour attendre la décision de l'OFPRA concernant la
demande d’asile de leur fille pour laquelle il y a un risque
d'excision dans le pays de renvoi.
Et quid des IRTF (interdiction de retour sur le
territoire français) ?
Les demandeurs d'asile déboutés reçoivent une OQTF
"normale". 5 ans plus tard, leur vie a changé et ils ont
peut-être un peu plus de chances d'être régularisés.
Beaucoup font donc une demande de titre de séjour. Mais s'il
y a refus, il sera alors assorti d'une OQTF et,
automatiquement d'une IRTF (d'une durée de 1, 2 ou 3 ans)
puisque c'est une 2e OQTF.
Jusqu'en 2016, les personnes qui ont juste demandé un titre
de séjour voyaient leur OQTF s'effacer au bout d'un an.
La nouvelle loi permet d'ajouter une IRTF à l'OQTF puisqu'il
y a déjà eu une première OQTF dans le passé…
Maintenant, ça y est, on ne voit plus jamais de 2e OQTF sans
IRTF.
En Seine-Saint-Denis, on vient de voir une personne qui a
déposé une première demande de titre de séjour et qui se
retrouve avec OQTF+IRTF.
Il faut le dire, c'est quand même un choix des préfets, ils
n'y sont pas obligés !
Et cette pratique des préfectures me "froisse", pour rester
polie…
Une autre catégorie de personnes viennent à nos rendez-vous
d'équipe "Expulsion-Bannissement" : des gens qui sont
contrôlés dans la rue sans titre de séjour. Ils sont
embarqués au commissariat puis se voient octroyer
automatiquement un OQTF+IRTF avec un délai pour quitter la
France dans les 48 h et un délai de recours de 48h (avant le
week-end, ça finit quand même le dimanche soir !) Ils ont
beau affirmer que leur enfant est français, que… on ne les
croit jamais. Beaucoup de gens sortent sans leur livret de
famille dans la poche …
L'IRTF : on ne peut pas s'en débarrasser !
Quelques années après l'arrêté préfectoral d'IRTF, si la
personne est maintenant en situation d'obtenir un titre de
séjour de plein droit, on fait une demande d'abrogation à la
Préfecture.
On l'a fait pour les « doubles peines » maintenant on le
fait aussi pour des IRTF.
Il faut vraiment réaliser que le chrono ne décompte qu'à
partir du moment où la personne fait viser son arrêté (OQTF
+ IRTF) à la frontière entre la France et le pays de renvoi
et/ou au Consulat de France dans le pays de renvoi (il vaut
mieux faire les 2 démarches).
Tant qu'on n'est pas parti, on ne peut absolument rien
faire, les années passées sur le territoire français ne sont
plus du tout comptées pour le droit au séjour. Il n'y a que
la demande d'abrogation comme perspective.
Pour l'instant, on manque de recul pour savoir comment les
préfectures vont répondre.
Le pôle "Éloignement" reçoit toutes les fins de parcours,
les situations impossibles… Ça fait 10 ans que je fais cet
accompagnement. Pour tenir le coup, nous, bénévoles, nous
misons sur le "compagnonnage" : ce n'est pas de l'"analyse
de pratique" à proprement parler, mais pour se tenir les
coudes, en équipe.
Ce qui est spécifique à La Cimade, c'est ce coté amical et
convivial, vrai, sincère, on crée des liens. On se doit
d'être le mieux possible entre nous pour pouvoir accueillir
le mieux possible les personnes. J'ai trouvé, comme nulle
part ailleurs, de la tolérance à l'égard de l'autre, un "a
priori" favorable…
Ceux qui viennent voir La Cimade ont déjà tout essayé, ils
la voient comme une association forcément honnête, clean, et
l'histoire de l'association n'est pas banale : on a affaire
à des "résistants" !
Propos recueillis par Marion
Rouillard
Le bannissement
Le mois dernier, La Cimade a envoyé à ses donateurs,
donatrices, et symathisant·e·s une vidéo visant à expliquer
en des termes simples les enjeux autour du bannissement.
Découvrez cette vidéo :